Action Française, Charles Maurras et Léon Daudet

(Publié le 15 Décembre 1925 dans Variedades par José Carlos Mariategui)

Voyons maintenant un autre noyau, un autre secteur réactionnaire: la faction monarchiste, nationaliste, guerrière et antisémite que dirigent Charles Maurras et Léon Daudet et qui a son foyer et siège à L’Action française. Les droites extrêmes sont à la mode; leurs chefs jouent un rôle spectaculaire dans la tragédie européenne.

Lorsque le processus républicain connaissait une situation normale, l’extrême droite française était dépourvue d’influence et d’autorité. Elle apparaissait comme une sorte de secte monarchiste bizarre qui épargnait à la III République l’ennui et la monotonie d’une ambiance conformiste et uniformément républicaine. Mais en ces temps de crise de la démocratie, l’extrême droite acquiert une fonction. Des éléments furieusement réactionnaires se regroupent derrière son drapeau, renforcent leur contenu social et actualisent son programme politique. La crise européenne fut pour l’extrême droite une sorte d’opération sénile de Voronoff. Elle a agi sur elle comme une nouvelle glande interstitielle; elle l’a reverdie, l’a tonifiée, lui a injecté de la puissance et de la vitalité.

La guerre fut un scénario propice pour la littérature et l’action de Maurras, de Daudet et de leurs troupes de camelots du roi; la guerre créait une atmosphère martiale, chauvine, qui ressuscitait quelque chose de l’esprit et de la tradition de la vieille Europe. L’Union sacrée faisait basculer vers la droite la politique de la III République. Les réactionnaires français faisaient leur office d’agitateurs et de provocateurs bellicistes et, en même temps, guettaient l’occasion de torpiller adroitement les politiciens du radicalisme et les leaders de la gauche. L’offensive contre Caillaux et Painlevé avait comme moteur puissant et tonitruant celui de l’Action française.

La guerre finie et la vague réactionnaire déchaînée, la présence de l’extrême droite française s’est étendue. Les succès du fascisme ont stimulé sa foi et son arrogance. Charles Maurras et Léon Daudet, condottières de cette extrême droite ne viennent pas de la politique mais de la littérature et leurs principaux textes sont des documents littéraires. Leurs goûts esthétiques et politiques sont fortement imprégnés de l’esprit réactionnaire et monarchiste. La littérature de Maurras et Daudet révèle, bien plus nettement et fortement que leur politique, une phobie systématique et disciplinée du dernier siècle bourgeois, capitaliste et démocrate.

Maurras est un ennemi acharné du romantisme. Le romantisme pour Maurras n’est pas uniquement un phénomène littéraire et artistique. Ce n’est pas seulement les vers de Musset, la prose de George Sand et la peinture de Delacroix. Le romantisme représente pour lui la crise intégrale de l’âme française, de ses vertus les plus authentiques : la pondération, la mesure, l’équilibre. L’Amérique aime la France de l’Encyclopédie, de la Révolution et du romantisme. Cette France jacobine de la Marseillaise et du bonnet phrygien l’a menée à l’insurrection et l’indépendance. Et bien, cette France n’est pas pour Maurras la véritable France. C’est une France troublée, secouée par une vague de passion et de folie. La véritable France est traditionaliste, catholique, monarchique et paysanne. Le romantisme a représenté une maladie, une fièvre, une tempête; toute l’oeuvre de Maurras est un réquisitoire contre le romantisme, contre la France républicaine, démagogique et tempétueuse de la Convention et de la Commune, de Combes Caillaux, de Zola de Barbusse.

Daudet déteste également le dernier siècle français mais sa critique est tout à fait différente. Ce n’est pas un penseur, mais un chroniqueur. Son âme n’est pas dans l’idée, mais dans l’anecdote. Sa critique du XIX siècle ne relève donc pas de l’idéologie mais de l’anecdote. Daudet a écrit un pamphlet Le Stupide XIXe Siècle contre les lettres et les hommes illustres de ces cent der nières années. Ce livre, tonitruant, agita Paris davantage que la présence d’Einstein à la Sorbonne. Un journal parisien demanda l’avis d’écrivains et d’artistes sur ce siècle vitupéré par Daudet et Maurice Barrès, réactionnaire dans l’âme également, répondit que ce stupide siècle avait été adorable.

Le cas de cette extrême droite est singulier et intéressant. La décadence de la société bourgeoise l’a surprise dans une attitude de refus contre l’avènement de cette société; il s’agit d’une faction hostile simultanément et de manière identique aux Tiers et Quart états, à l’individualisme et au socialisme. Son légitimisme, son traditionalisme l’oblige à refuser non seulement l’avenir mais également le présent. Elle représente en somme une prolongation psychologique du Moyen Âge. Une époque ne disparaît pas, ne sombre pas dans l’histoire sans laisser à celle qui lui succède quelque sédiment spirituel. Les sédiments spirituels du Moyen Âge se sont logés dans les deux seules strates où ils pouvaient chercher asile: l’aristocratie et les lettres. L’esprit réactionnaire de l’aristocrate est naturel; l’aristocrate personnifie la classe dépossédée de ses privilèges par la révolution bourgeoise. Par ailleurs, le comportement réactionnaire de l’aristocrate est inoffensif parce qu’il consomme sa vie, oisive et sensuelle, dans l’isolement. Le sentiment réactionnaire de l’écrivain ou de l’artiste est de filiation et genèse différentes; le littéraire et l’artiste qui conservent dans leur esprit le souvenir si cher des cours médiévales ont été fréquemment réactionnaires par répugnance envers l’activisme pragmatique de leur civilisation. Au siècle passé, l’écrivain a fait la satire de la bourgeoisie et peu à peu la démocratie a été assimilée par la plupart des intellectuels. Son pouvoir et sa richesse lui ont permis de créer une clientèle de plus en plus nombreuse de penseurs, d’écrivains et d’artistes. En outre, une brillante avant-garde marche maintenant à côté de la révolution. Mais il reste encore une importante minorité obstinée dans son hostilité au présent et au futur. Dans cette minorité, résidu mental et psychologique du Moyen Âge, Maurras et Daudet gardent une place notoire.

Mais regardons de plus près l’idéologie des monarchistes de l’Action française. Les révolutionnaires regardent la société bourgeoise comme un progrès par rapport à la société médiévale. Les monarchistes français la considèrent tout simplement comme une erreur, un malentendu. La pensée révolutionnaire est historique et dialectique; elle part de l’idée que dans les entrailles du régime bourgeois mûrit le régime socialiste. La pensée monarchiste est utopiste et subjective. Elle repose sur des considérations éthiques et esthétiques. Au lieu de chercher à modifier la réalité, elle a tendance à l’ignorer, à la méconnaître, à la nier. C’est pourquoi elle est restée jusqu’à maintenant la nourriture exclusive d’un cénacle intellectuel. La multitude n’a pas écouté ceux qui, de manière abstruse et mythique, affirment que l’humanité a entamé une marche éperdue depuis un siècle et demi. Jusqu’à maintenant, l’idéologie de l’Action française n’a eu d’écho que dans telle ou telle âme bizarre, dans telle ou telle âme solitaire. Son brillant actuel, l’écho qu’elle suscite, est le résultat de circonstances externes, le fruit de la nouvelle ambiance historique. C’est l’effet des chemises noires et des milices. Les artificiers, les meneurs de la contre-révolution européenne ne sont pas Maurras et Daudet mais Mussolini et Farinacci. Ce ne sont pas ces écrivains mécontents, dégoûtés et nostalgiques mais ces capitaines opportunistes de l’école démagogique et putschiste. Les hiérophantes de l’Action française se soumettent, adhèrent avec humilité à l’idéologie et à la praxis des caudillos fascistes. Ils se contentent d’avoir un rôle de ministre,de courtisan, d’avocaillon. Maurras, aristocrate raffiné, approuve l’utilisation de l’huile de ricin.

Toute la fortune de l’extrême droite vient de la polarisation des forces conservatrices. Menacées par le prolétariat, l’aristocratie et la bourgeoisie se réconcilient; la société médiévale et la société capitaliste se fondent et se confondent, Quelques penseurs comme Walther Rathenau par exemple disent qu’au sein d’une classe révolutionnaire coexistent, mêlées et confondues, des strates qui vont plus tard se séparer et s’opposer. De la même manière, au sein d’une classe conservatrice s’amalgament des couches sociales précédemment opposées; hier la bourgeoisie mêlée au tiers état et au prolétariat détrônait l’aristocratie. Elle se joint aujourd’hui à cette dernière pour résister à l’assaut de la révolution prolétarienne.

Mais la III République ne se résout pas encore à conférer trop d’autorités aux faiseurs de rois. Récemment elle a octroyé à Jonnart un siège à l’Académie qui était ambitionné par Maurras. Entre un personnage bureaucratique du régime bourgeois et le penseur de la cour des Orléans, elle a opté pour le premier sans craindre les lazzis des camelots du roi. La III République est prudente dans ses rapports avec la faction monarchiste. Ses avocats et bureaucrates, ses Poincaré, ses Millerand, ses Tardieu etc., flirtent avec Maurras et Daudet mais se réservent jalousement les meilleures places.

Maurras et Daudet vont-ils organiser, comme l’avait fait Mussolini, une armée de cent mille chemises noires pour conquérir le pouvoir? Ce n’est ni probable ni possible. La France est un pays de bourgeois et de paysans, prudents, économes et pratiques, peu disposés à suivre les capitaines du roi.

L’Action française et ses hommes sont un élément d’agitation et d’agression; ils ne sont pas un élément de gouvernement. Ils constituent une force destructrice, négative et non pas constructive et positive. L’avenir se construit sur la base des matériaux idéologiques et physiques du présent. L’Action française essaie de ressusciter un passé dont il ne reste que de pauvres ruines psychologiques. L’Action française souhaite que la politique française d’aujourd’hui soit la même que celle d’il y a cinq cents ou mille ans, et que l’Allemagne soit anéantie, taillée en pièces, subjuguée.

Après un siècle et demi de civilisation capitaliste, le monde s’est transformé totalement. La vie humaine s’est internationalisée ; le destin, le progrès, la mentalité, les coutumes des peuples sont devenus mystérieusement complexes et solidaires. L’humanité marche, consciemment ou non, vers une organisation internationale. Cette dynamique a engendré l’idéologie révolutionnaire des Internationales Ouvrières et l’idéologie bourgeoise de la Société des Nations. Pour les camelots du roi, ce nouveau panorama humain n’a pas de sens. L’humanité actuelle est la même que celle de l’époque mérovingienne. Et pour eux, l’Europe peut encore demeurer heureuse sous le sceptre d’un Bourbon avec la bénédiction d’un Borgia comme pontife.

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