La politique gaulliste et le danger fasciste

[Publié dans le n°2 des Cahiers du Communisme de 1962 et écrit par Pierre Villon – Un article des plus intéressants afin de comprendre la vraie nature du gaullisme, un pétainisme qui ne s’assume pas, malgré ses quelques défauts tels qu’un discours trop accommodant vis-à-vis de la petite-bourgeoisie]

L’activité criminelle de l’O.A.S. et ses projets d’instaurer le fascisme en France ont des racines profondes qu’il faut déceler. On ne peut pas bien combattre sans savoir. Pierre Villon fait ici une analyse remarquable des raisons et des phénomènes de classe qui sont à l’origine de la poussée fasciste actuelle.

Plus particulièrement l’impérialisme — époque du capital bancaire, époque des gigantesques monopoles capitalistes, époque où le capitalisme de monopole évolue en capitalisme de monopole d’Etat — montre le renforcement extraordinaire de la « machine d’Etat », l’extension inouïe de son appareil bureaucratique et militaire…

Ces lignes furent écrites par Lénine, en août 1917, dans l’Etat et la Révolution.

Depuis lors, toutes les contradictions alors existantes du capitalisme se sont aggravées : la contradiction entre le capital et le travail, celle entre puissances impérialistes en lutte pour les sources de matières premières et les marchés, et celle entre puissances coloniales et peuples colonisés.

A ces contradictions est venue s’y ajouter, depuis octobre 1917, une nouvelle : la contradiction entre le monde capitaliste et le monde socialiste. L’existence de ce dernier, son renforcement et son extension ont encore aggravé les autres contradictions inhérentes au capitalisme dans sa phase impérialiste.

Toutes ces contradictions, et particulièrement les contradictions qui l’opposent à la classe ouvrière et au monde socialiste, sont à l’origine de la tendance de la bourgeoisie dominante à renforcer l’appareil d’Etat et à abolir, d’une façon ou d’une autre, les libertés
et les institutions démocratiques.

« Pour prévenir et contenir la révolte des masses laborieuses et pour préparer la guerre, en assurant ses arrières, la bourgeoisie, à l’échelle internationale, a besoin du fascisme » disait Maurice Thorez au VII° Congrès de l’Internationale communiste, le 3 août 1935.

En outre, la transformation du capitalisme monopoliste en capitalisme monopoliste d’Etat, notée par Lénine, s’est poursuivie. Or, le passage du capitalisme concurrentiel au capitalisme monopoliste et, à plus forte raison, la mainmise des monopoles sur l’Etat, font que la démocratie bourgeoise, malgré son caractère de classe, devient insupportable à l’oligarchie financière [Voir à ce propos l’excellente démonstration faite par Henri Claude dans son livre Gaullisme et grand capital, pp. 58 à 71 (Editions sociales). Maurice Thorez, dans son article paru dans le n° 10-1961 des Cahiers du Communisme, notait que le capitalisme monopoliste d’Etat « ajoute à l’aggravation de la contradiction essentielle entre le capital et le travail un autre antagonisme toujours plus profond : celui qui oppose la mince couche rapace et oppressive des monopolistes à toutes les autres classes et couches de la population… » (p. 1512).].

Celle-ci n’a que faire d’un régime assurant les compromis entre les intérêts des différentes fractions de la bourgeoisie. Car il ne lui suffit pas d’assurer sa domination sur la classe ouvrière. Il lui faut encore accroître ses profits en réduisant ceux des fractions non-monopolistes de la bourgeoisie, voire en les éliminant. Or, comment procéder à l’élimination des petites et moyennes entreprises industrielles, du petit et du moyen commerce, des petites et moyennes exploitations agricoles avec un parlement ayant le pouvoir de renverser le gouvernement ?

Même si, grâce aux méthodes habituelles de la démocratie bourgeoise (lois électorales injustes, découpage des circonscriptions, corruption des élus, etc.), ce parlement ne reflète pas le rapport des forces exact entre les différentes classes et couches sociales, il y a toujours le risque qu’une majorité d’élus soit sensible au mécontentement des victimes de l’oligarchie financière.

Pour ne pas perdre leur base électorale, un certain nombre d’entre eux, même parmi les réactionnaires, doivent tenir compte des préoccupations populaires. Ils le doivent d’autant plus dans la mesure où il existe un puissant Parti communiste qui prend en mains non seulement la défense du prolétariat, mais encore celle des classes moyennes des villes et des campagnes à la fois dans le pays. Influençant leurs organisations professionnelles, et au parlement.

Ainsi, par exemple, le parlement a, à plusieurs reprises, avant mai 1958, pour la répartition différentielle des charges de résorption du blé, pris, sous la pression de l’action de masse, des décisions qui allaient dans le sens de ce que proposait notre Parti et à contre-sens des volontés du capital financier qui aurait voulu liquider les entreprises dites marginales, c’est-à-dire l’exploitation familiale.

En outre, la mainmise même du capital monopoliste sur l’Etat, le placement de ses hommes aux principaux leviers de commande, sont freinés par l’existence d’une démocratie parlementaire.

LE CAPITAL FINANCIER ET LA DEMOCRATIE

Pour toutes les raisons que nous venons d’exposer, nous assistons en France, depuis près de trente ans, à un effort constant de la part du capital monopoliste en vue d’abolir ce qui restait de démocratie parlementaire bourgeoise, soit par l’instauration du fascisme, soit par des révisions constitutionnelles partielles ou totales.

Le mouvement politique « Le Redressement français », fondé par Ernest Mercier et Albert Petsche, c’est-à-dire les Banques de Paris et des Pays-Bas, Rothschild et Lazard, au lendemain de la première guerre mondiale, les campagnes de Tardieu, les travaux du « Comité technique pour la réforme de l’Etat », présidé par Jacques Bardoux lié à la Banque d’Indochine (comme son petit-fils Valéry Giscard-d’Estaing), comité où l’on retrouve E. Mercier à côté de deux futurs conseillers de Vichy, Joseph Barthélemy et Raphaël Alibert, aboutissaient aux mêmes conclusions : renforcement du pouvoir de l’Exécutif et réduction du rôle du parlement [Voir l’histoire détaillée de ces efforts dans le livre de Henri Claude déjà cité, pp. 49-58.].

Le capital monopoliste soutenait en même temps les mouvements fascistes tels que les « Croix-de-Feu ». Le chef de ces derniers était le colonel comte de La Rocque, ancien officier du 2° Bureau passé au service du trust de l’électricité, dont le maître fut Ernest Mercier [Ernest Mercier était le beau-père de Wilfrid Baumgartner.]. Le porteur de la carte n » 13 de ce mouvement était un de Wendel, du Comité des Forges et de la Banque de France.

La constitution élaborée par l’entourage de Pétain à Vichy en 1942, comme celle préparée par le Comité général d’Etudes [Fondé par François de Menthon. ce Comité était en liaison directe avec de Gaulle. Il n’a jamais été subordonné au C.N.R., contrairement à ce que Henri Claude laisse supposer dans son livre] clandestin, auquel appartenaient entre autres Robert Lacoste, René Courtin, René Brouillet [René Brouillet a été de 1958 à 1961 secrétaire général de l’Elysée], Pierre Lefaucheux, Emmanuel Monick [Aujourd’hui président de la Banque de Paris et des Pays-Bas et vice-président ou administrateur d’autres banques ou sociétés par actions] et Michel Debré, comme le projet de l’O.C.M. [Le représentant de ce mouvement au C.N.R., Blocq-Mascart, ancien banquier, administrateur de sociétés, joua un certain rôle dans te complot du 13 mai et est actuellement un des porte-parole de l’O.A.S.] (Organisation Civile et Militaire) procédaient des mêmes préoccupations, reprenaient même certaines suggestions déjà exprimées par le Comité Bardoux en 1935.

Dans la mesure où elle rencontrait des obstacles dans la réalisation totale de ses objectifs, la fraction monopoliste de la bourgeoisie s’est efforcée de rogner les libertés et les droits démocratiques. Ce fut le cas avec l’introduction de la pratique des décrets-lois avant la deuxième guerre mondiale, ou encore avec le renoncement de l’Assemblée nationale à son droit de proposer des dépenses supplémentaires au cours du vote du budget.

Il est utile de rappeler aujourd’hui aux républicains que des dirigeants de partis qui se veulent démocratiques, et dont les adhérents ou électeurs le sont certainement dans leur masse, qui ont favorisé en 1958 l’investiture du général de Gaulle et qui, aujourd’hui, lancent l’exclusive anticommuniste pour la formation d’un front unique contre l’O.A.S., ont, depuis 1947, participé à cette entreprise de liquidation de la démocratie. Des hommes comme Guy Mollet, Maurice Faure et Pflimlin ont soutenu des mesures qui réduisaient déjà les droits de l’Assemblée nationale élue par le suffrage universel et les libertés démocratiques : liberté de réunion, de manifestation, de grève, de la presse, etc. Ils ont participé à une campagne idéologique en faveur de modifications constitutionnelles ayant pour but d’assurer la stabilité gouvernementale par des mesures restreignant les droits du parlement de renverser le gouvernement — comme si l’instabilité gouvernementale n’avait pas eu pour véritable cause la contradiction entre une politique gouvernementale favorable au grand capital et les Intérêts de toutes les autres classes de la nation ! Ces singuliers démocrates qui, en 1956, ont formé le « Front républicain » avec le parti gaulliste, qui aujourd’hui se « rencontrent » déjà avec M. Pinay, n’ont guère de leçons de démocratie à donner au Parti communiste français qui, seul pendant des années, a mené la lutte contre ces complots contre la démocratie fomentés par l’oligarchie monopoliste.

Deux fois l’oligarchie financière a réussi à instaurer un régime entièrement à sa convenance. La première, ce fut en 1940 avec Pétain, grâce à la défaite. La seconde, ce fut en 1958 avec de Gaulle, grâce au complot du 13 mai issu de la guerre d’Algérie.

Si le premier disparut avec les baïonnettes allemandes sur lesquelles il s’appuyait, ce n’est ni à la bourgeoisie monopoliste ni à de Gaulle qu’on le doit. Un des plus proches collaborateurs de ce dernier, Dewavrin dit Passy [Passy fut le chef du B.C.R.A. à Londres qui se transforma après la Libération en D.G.R., une police politique qui joua un rôle trouble dans différentes affaires. Appartenant à une famille d’industriels du Nord, il avait fait partie de la Cagoule avant la guerre], déclara un jour à la radio de Londres à peu près ceci : Les nouvelles structures que Pétain avait données à la France étaient bonnes, il était seulement regrettable qu’en les instaurant avec l’appui de l’envahisseur il les faisait haïr et rejeter par le peuple français.

Un représentant du Comité des Forges, qui reçut un jour, fin 1943 ou début 1944, Yves Forges en quête de dons en faveur du C.A.D. (Comité d’Action contre la Déportation) afin de subvenir aux premiers besoins des ouvriers passant dans l’illégalité pour ne pas être expédiés en Allemagne, lui expliqua sans ménagement qu’il donnerait de l’argent à une seule condition : Il fallait préparer des unités de maquisards contre les communistes, car, disait-il, après la Libération, pour reconstruire le pays, la grande industrie devait gouverner directement et non plus par personne interposée et, pour cela, il fallait éliminer physiquement les communistes qui étaient le seul obstacle à l’instauration d’un tel gouvernement.

De Gaulle lui-même souhaitait une constitution présidentielle ne comportant qu’une Assemblée consultative. C’est parce qu’il ne voulait pas se soumettre au contrôle d’une Assemblée constituante et législative, élue au suffrage universel, qu’il donna sa démission le 20 janvier 1946. S’il lui fallut attendre douze ans et une situation dramatique pour être rappelé au pouvoir aux conditions posées par lui, c’est pour deux raisons principales.

D’une part, la faillite sanglante du fascisme italien et allemand et de leur rejeton vychiste était trop récente pour que le peuple accepte l’abandon de la démocratie retrouvée en échange du pouvoir personnel. D’autre part, grâce essentiellement au Parti communiste français, le peuple n’avait pas attendu passivement la libération de l’extérieur. Ayant pris sa part à la résistance et à l’insurrection nationale, une partie importante de notre peuple, tout en reconnaissant des mérites au Président du Comité de la France libre, ne voyait pas en lui le sauveur providentiel.

Les choses auraient été toutes différentes si les appels à l’attentisme lancés par les porte-parole de de Gaulle à la radio de Londres et dans la Résistance en France avaient été suivis. Alors de Gaulle serait apparu comme le libérateur. Il aurait pu imposer à un peuple sans volonté son pouvoir absolu… au service des mêmes monopoles qui avaient soutenu Pétain.

Dès son avènement à la direction du gouvernement provisoire à Alger d’abord, en France ensuite; de Gaulle s’efforça de préparer l’instauration du pouvoir personnel. Par exemple, il s’efforça de déconsidérer les partis politiques ou de les miner, en invitant les résistants « gaullistes » à y entrer pour y travailler en sa faveur. C’est aussi lui qui, avec d’autres hommes du grand capital qui avaient rejoint à temps Londres ou Alger, sauva les positions de la bourgeoisie monopoliste dans la finance et l’économie, dans l’administration, la justice, la police et l’armée. Ce n’était pas un hasard, mais une démarche délibérée en vue du sauvetage des princes vichystes de l’Eglise, s’il se rendit, à la fin du défilé du 25 août 1944, à Notre-Dame ; de même, c’était pour blanchir toute la police — alors qu’une minorité de celle-ci seulement avait participé à la libération de Paris — qu’il voulait terminer son périple à travers Paris à la préfecture de police et qu’il fallut le refus du Conseil national de la Résistance de le recevoir ailleurs qu’à l’Hôtel de Ville, pour l’obliger à s’y rendre. Enfin, il est significatif qu’il ait jeté dans la balance la menace de sa démission pour empêcher la première Assemblée constituante de nationaliser les grandes banques d’affaires.

LE 13 MAI 1958

En mai 1958, le capital monopoliste dans son ensemble et les tenants de colonialisme agraire ont appuyé l’instauration d’un pouvoir autoritaire.

Le complot du 13 mai était la conjonction de diverses fractions et réseaux d’agents qui n’avaient ni les mêmes maîtres ni les mêmes conceptions sur les buts à atteindre.

Face à ceux qui voudraient faire croire que de Gaulle n’y était pour rien et qu’il fut appelé au pouvoir comme un nouveau Cincinnatus [Romain célèbre par sa simplicité ; consul puis deux fois dictateur, revint, selon la légende, à sa charrue après son triomphe] pour sauver le pays et la République contre les colonels et ultras comploteurs, il faut rétablir la vérité. Déjà, le 26 mars, le Comité central de notre Parti mettait en garde non seulement contre les attentats fascistes, mais encore contre les campagnes en faveur de De Gaulle [Voir pages 39 à 45 de la brochure La politique communiste éditée par le P.C.F. avant le XVI’ Congrès. On y trouve aussi la réplique de Maurice Thorez à une attaque calomnieuse de Guy Mollet qui, pour empêcher — déjà — le front unique antifasciste avait assimilé les menées gaullistes à l’attitude de notre Parti !]. Sa résolution du 30 avril soulignait que :

la guerre d’Algérie favorise l’agressivité des ligues factieuses et alimente la campagne en faveur du pouvoir personnel.

[Page 51 de la même brochure.]

Quatre jours avant le 13 mai, dans son numéro paru le 9, Paris-Presse demandait à des personnalités politiques s’il fallait faire appel à de Gaulle. Pendant ce temps, ses agents, les Delbecque, les Kenwistes, etc., préparent le 13 mai à Alger. Après le 13 mai, Soustelle et Dronne les rejoignent. Et de Gaulle lui-même entre en scène à Paris dès le 15.

Deux questions se posent. La première est celle-ci : Pourquoi est-ce la faction gaulliste et non une autre qui l’emporta ? La réponse est évidente. Seul de Gaulle pouvait suffisamment tromper et désarmer les forces populaires grâce au rôle joué per lui pendant la guerre, rôle amplifié et embelli par une propagande sciemment organisée en vue de faire de lui le recours suprême de la bourgeoisie, comme elle avait fait après 1918 pour Pétain.

La deuxième question est la suivante ; pourquoi la bourgeoisie dirigeante a-t-elle, avec de Gaulle, instauré le régime du pouvoir personnel, et non pas un fascisme ouvert ? C’est une question importante pour bien comprendre la situation d’aujourd’hui.

Les forces prêtes à tenter l’instauration d’une dictature terroriste existaient pourtant avec les unités spéciales de l’armée, avec un corps d’officiers en majorité dressé contre la République, avec une police gangrénée qui avait manifesté le 13 mars devant le Palais Bourbon et avec les réseaux gaullistes et autres organisations factieuses dont certains sont les continuateurs des réseaux nazis en France.

Une grande partie des classes moyennes et même une partie de la classe ouvrière était désarçonnée par les déceptions qui avaient suivi les élections de 1956. Mais une telle solution aurait néanmoins comporté le grand risque de conduire — malgré les Guy Mollet — au rassemblement de tous les républicains et à une guerre civile dont l’issue pouvait se retourner contre la bourgeoisie monopoliste elle-même.

Au contraire, en promettant des portefeuilles ministériels aux hommes du « système » et une Constitution qui maintiendrait l’apparence d’un parlement, l’existence des partis et un semblant de légalité républicaine, la bourgeoisie monopoliste a pu mieux duper et diviser les forces républicaines pour aboutir à son objectif essentiel : un Etat entièrement dominé par elle et débarrassé des aléas que comportait un parlement disposant de quelque pouvoir de contrôle et de décision, un Etat autoritaire lui permettant de surmonter les difficultés croissantes auxquelles elle se heurtait à l’intérieur, par rapport aux colonies africaines et par rapport à ses concurrents impérialistes.

Le choix a été déterminé par le rapport des forces de classes en présence, par des nécessités tactiques et non pas parce que la bourgeoisie monopoliste serait plus libérale que d’autres fractions de la bourgeoisie. Et non plus parce que de Gaulle serait, par tempérament, incapable de jouer le rôle du dictateur fasciste. En introduisant dans la Constitution l’article 16 et surtout en édictant l’ordonnance du 7 janvier 1959 avec ses articles sur l’état de « mise en garde », le pouvoir a été assuré des moyens permettant de passer « légalement » au stade de la dictature absolue… si la situation obligeait la bourgeoisie monopoliste à abandonner les apparences commodes du « libéralisme ».

Car elle avait aussi des raisons de préférer les apparences de libéralisme. Ces apparences lui permettaient de faire admettre le pouvoir personnel, c’est-à-dire un régime antidémocratique à son service exclusif, comme un moindre mal par rapport aux « colonels » de 1958 et à l’O.A.S. aujourd’hui.

En outre, l’instauration d’un fascisme ouvert, même s’il avait pu être imposé sans risques, comportait le grand inconvénient d’enlever à la bourgeoisie française et à ses alliés atlantiques, l’argument anticommuniste principal : le capitalisme, c’est le monde « libre » contre le monde « totalitaire » du communisme.

Enfin, un régime fasciste ouvert ne faciliterait pas à l’impérialisme français, ni à ses alliés, là mainmise néo-colonialiste sur les anciennes colonies devenues indépendantes.

Si nous signalons les inconvénients d’un régime fasciste en France pour les alliés atlantiques et leur politique, c’est parce que dans le monde d’aujourd’hui, qui n’est plus celui de 1933-1934, une bourgeoisie impérialiste comme la française ne peut pas décider librement, sans l’accord de la bourgeoisie dirigeante anglaise et surtout américaine, d’un choix aussi important.

Nous verrons pourtant par la suite que ces raisons qui, en 1958, ont pu déterminer le choix de la bourgeoisie dirigeante, peuvent aujourd’hui ou demain ne plus prévaloir pour l’empêcher de choisir, avec l’accord de ses alliés impérialistes, la dictature terroriste ouverte.

LA POLITIQUE DES MONOPOLES ET DE LA HAUTE BANQUE

Le pouvoir gaulliste appliqué, avec persévérance, dans tous les domaines, une politique conforme à la ligne fixée par les monopoles et la haute banque, dont il est l’instrument.

Il s’est efforcé de bloquer les salaires, tandis qu’il permettait la hausse des prix et la suscitait même par la dévaluation du franc. Il diminuait ainsi la valeur réelle des salaires et augmentait la plus-value.

Le retard est de 10 %. Il serait encore plus grand si la politique des trusts ne s’était pas heurtée aux luttes ouvrières.

Le pouvoir a renié les promesses d’augmentation des traitements, pourtant insuffisants, que ses prédécesseurs avaient faites aux fonctionnaires et salariés des sociétés nationalisées, cheminots, etc.

Il a tenté de supprimer certaines prestations de la sécurité sociale. Il a retardé l’augmentation des allocations familiales et n’a pas tenu compte de la hausse réelle du coût de la vie intervenue. Il s’est attaqué à la retraite du combattant. La fiscalité gaulliste accentue encore le caractère de classe de la fiscalité bourgeoise traditionnelle.

Puisque, sous le capitalisme monopoliste d’Etat, les dépenses budgétaires assurent une part croissante des profits de l’oligarchie financière et des monopoles industriels le volume des dépenses budgétaires par rapport au revenu national est en augmentation constante. Les crédits votés sont passés de 48,70 milliards de NF pour 1957 à 76,07 pour 1962. Le budget des dépenses constituait 13 % du revenu national en 1913, 33 % en 1961.

Quant aux recettes fiscales le tableau que nous publions ci-dessus constitue une preuve évidente de la domination des monopoles sur l’Etat, En effet, les impôts les plus antisociaux, les impôts indirects, augmentent de 58,1 % en quatre ans. Leur part, sur l’ensemble des recettes fiscales, passe de 64,9 à 67,9 %. La part des impôts sur la fortune, au contraire, passe de 6,8 % à 4,3 %. Ils ont diminué de 4,2 %. Quant aux impôts directs, si leur part a diminué, alors que leur charge totale a augmenté de 47,7 %, il ne faut pas oublier que, plus encore qu’auparavant, ils frappent essentiellement les travailleurs.

Le pouvoir gaulliste, par différents moyens (maintien du plafond d’exonération alors que les rémunérations des travailleurs avaient augmenté en suivant — insuffisamment d’ailleurs — la hausse du coût de la vie, intégration de l’allocation de salaire unique au revenu imposable) a imposé des catégories de salariés qui ne payaient pas d’impôts directs et augmenté la part de ceux qui en payaient déjà.

De nouvelles mesures ont frappé également plus lourdement les classes moyennes. Ne pouvant ici exposer chacune de ces mesures, nous ne rappellerons que les plus importantes.

Les paysans ont été non seulement victimes de la suppression de la retraite du combattant, de la dévaluation, de l’aggravation des impôts indirects, ils ont en outre été frappés par la suppression de l’indexation des prix agricoles, la réduction d’un tiers de la ristourne de 15% sur le matériel agricole, la suppression totale de cette ristourne pour les achats de moins de 30.000 anciens francs, la suppression de la détaxe sur les engrais, le soufre et le sulfate de cuivre, l’augmentation de l’impôt sur les bénéfices agricoles.

Toutes ces mesures frappent plus durement les petits et moyens paysans que les gros propriétaires terriens qui ont la possibilité d’augmenter leur productivité et de baisser leur prix de revient.

Mais, conformément à une politique délibérée du grand capital international [C’est dans la revue de propagande américaine en France Rapports France-Etats-Unis, dans son numéro 56 de novembre 1951, qu’un certain Henri Bronne écrivait déjà : « La France cultive 34 millions d’hectares qui devraient former moins d’un million d’exploitation. Or, elle en a encore deux millions. Cette diminution d’un million d’exploitation entraînera nécessairement une diminution de la main-d’œuvre agricole… »] et français, tendant à éliminer les « entreprises désuètes » comme disait le rapport du Comité Rueff — ou « marginales » comme dirait Serge Mallet — afin de trouver plus rapidement une aire d’application du capital financier dans la production agricole et aussi de procurer une masse de main-d’œuvre de réserve à l’industrie, le pouvoir gaulliste a pris des mesures frappant les petits et moyens cultivateurs tout en favorisant le capital agraire.

Voici une de ces mesures ; En 1960, le gouvernement a réduit à deux le nombre des catégories de livreurs de blé au lieu de trois. Il a augmenté la part imposée aux petits livreurs au titre de prélèvement pour compenser les charges de résorption des excédents, mais il a diminué la part des gros livreurs. Le résultat de cette mesure a été que la grande masse des petits producteurs de blé n’a bénéficié que d’une augmentation de 2 % du prix, tandis que les gros producteurs ont touché pour les livraisons au-delà de 600 quintaux une augmentation de 14 %.

Des méthodes semblables ont été appliquées à la viticulture. En outre, depuis 1959, les 47.000 plus grosses exploitations ont été dégrevées de 6 milliards de francs (anciens) de cotisation pour les allocations familiales que doivent payer les autres. Les fermages ont été augmentés, etc., etc.

Avec l’application de la loi d’orientation agricole un système est mis en place qui permettra d’étrangler les exploitations familiales, en leur refusant tout crédit, toute subvention ou autre avantage, sous prétexte qu’elles ont une superficie trop petite pour être rentable.

En même temps, les décisions de Bruxelles sur le passage à la deuxième phase du Marché commun favoriseront les importations des produits agricoles qui sont, en France, encore en grande partie produits par les petits et moyens cultivateurs : produits laitiers, de basse-cour et primeurs [Voir dans ce numéro l’article de Jean Flavien : Le Marché commun et l’Agriculture française].

De même que l’Etat gaulliste aide le capital financier dans ses efforts en vue de « modifier les structures » de l’agriculture à son profit, de même il l’aide à accaparer les domaines qui appartiennent pour l’essentiel encore à l’artisanat et au petit commerce. A côté de certaines mesures fiscales et projets de loi concernant la suppression de la propriété commerciale, les récentes initiatives du ministre Missoffe, du trust Unilever, contre les bouchers et en général le petit commerce — mais pas contre les gros intermédiaires du marché de la viande et autres mandataires aux Halles — sont suffisamment significatives. Tout cela va de pair avec la formation de plusieurs groupements en vue de créer des supermarchés et autres chaînes de distribution où nous retrouvons les grandes banques d’affaires ; Banque d’Indochine, Banque de l’Union Parisienne, etc., etc., et aussi M. Chalandon de l’U.N.R. [Voir l’article d’André Barjonet dans le n° 3, 1961, des Cahiers du Communisme].

Par contre le pouvoir gaulliste a encore plus que ses prédécesseurs réservé ses faveurs au grand capital et en particulier aux monopoles. Il indexait l’emprunt Pinay 1958 sur la valeur de l’or au moment où il supprimait l’échelle mobile pour les salaires et les prix agricoles à la production. Les souscripteurs de cet emprunt bénéficient d’une série d’exonérations fiscales. Il permettait aux fraudeurs du fisc et « déserteurs du franc » de légaliser leur fortune sans être pénalisés ni payer d’impôt, en faisant même des bénéfices substantiels. Les primes accordées aux banques pour un placement fut augmenté de 50 % par rapport à l’emprunt de 1956 [Pour comprendre le mécanisme de toute l’opération voir Gaullisme et grand capital, pp. 173-176].

AIDE AUX SOCIETES CAPITALISTES

Le pouvoir gaulliste a accordé des avantages fiscaux directs aux sociétés capitalistes.

Il a supprimé le prélèvement de 20 % instauré pour les exportateurs sur les marchés conclus avant la dévaluation du 16 août 1957, Le cadeau ainsi accordé se montait à 100 milliards au moins !

La dévaluation de fin 1958 a été une nouvelle source de profits spéculatifs pour le capital financier en même temps qu’elle a permis aux monopoles français d’améliorer leur position sur les marchés extérieurs pendant un certain temps.

Le pouvoir gaulliste a fait bénéficier d’exemptions fiscales diverses les sociétés immobilières conventionnées.

Il a accordé de nouveaux privilèges fiscaux aux grandes entreprises industrielles, par exemple pour leurs dépenses de recherche, pour l’amortissement du matériel neuf, pour l’intéressement des travailleurs à la marche de l’entreprise, pour celles qui concourent à la réalisation des programmes des plans de modernisation ou de développement régional, etc

Il a encore renforcé les avantages dont bénéficient les monopoles par le jeu des « tarifs préférentiels » des sociétés nationalisées.

Il a augmenté régulièrement les dépenses d’investissements civils et surtout militaires qui procurent des profits élevés aux monopoles. La force de frappe atomique intéresse directement la haute finance qui contrôle les industries extractives, métallurgiques, chimiques, électroniques, mécaniques et d’aviation.

Il faudrait encore parler des subventions d’investissements et prêts accordés par l’Etat gaulliste aux monopoles.

Il faut souligner surtout que jamais avant 1958 l’Etat n’a favorisé dans une mesure aussi considérable, avec un tel acharnement et une telle persévérance, la concentration capitaliste. Nous l’avons déjà vu plus haut sous l’aspect de l’offensive dirigée contre les classes moyennes des secteurs agricoles et commerciaux. Mais un effort parallèle est fait pour pousser les entreprises existantes, par l’octroi de prêts à faible intérêt et par des primes spéciales, à fusionner.

De même que sa politique économique et financière, la politique intérieure du pouvoir gaulliste a été conforme à la volonté des monopoles, poursuivant et aggravant ce qu’avaient fait les gouvernements depuis 1947.

Il a renforcé encore l’armée et la police (14 escadrons de gendarmes, c’est-à-dire 1.750 hommes et 79 officiers, 12 compagnies de C.R.S., c’est-à-dire 2.200 hommes, 450 emplois d’agents des corps urbains, 1.320 gardiens de la paix et 2.750 emplois à la Sûreté nationale créés par la loi de finance rectificative de juillet 1961). De façon typique pour un régime autoritaire, le montant des fonds secrets a environ triplé.

Il a encore tenté de réduire le droit de grève, le droit de manifestation et de réunion. Il s’est attaqué à la liberté de la presse, saisissant des revues, des journaux et même des livres. Par la méthode du plébiscite, par des voyages publicitaires en province, par l’utilisation unilatérale de la radio et de la télévision il a tenté de dépolitiser notre peuple, de lui faire oublier ses traditions républicaines.

En portant un nouveau coup à la laïcité, en subventionnant largement les écoles confessionnelles et en laissant l’école publique sans moyens, en mettant les moyens de l’Etat à la disposition de la propagande religieuse, il cherche à développer l’obscurantisme et à abolir le sens critique des citoyens.

Il s’attaque aux libertés communales, c’est-à-dire à une des racines où se nourrit la conscience civique et politique en France, car c’est à l’échelon communal que se posent des problèmes concrets, conduisant à des choix politiques.

Dans les deux domaines de la politique gaulliste dont je viens de parler, on ne pouvait guère s’attendre à autre chose de la part du pouvoir personnel incarné par le général de Gaulle.

DE GAULLE, CE N’EST PAS L’INDEPENDANCE NATIONALE

Il y a un autre domaine par contre où des illusions existaient largement, c’est le domaine de la politique extérieure.

Son attitude en juin 1940 — détachée des origines de l’homme, du contexte historique et des contradictions interimpérialistes et sublimisées par la légende — certains gestes, certaines attitudes, certaines formules nationalistes, voire certains silences, et la propagande gaulliste faisaient croire à beaucoup de Français ce qu’un maire de campagne, socialiste, me disait en septembre 1958 : « Mais ne croyez-vous pas que lui au moins ne vendra pas la France à l’étranger. »

Aujourd’hui les faits permettent de mesurer combien notre ti a été clairvoyant en jugeant dès ce moment que « De Gaulle n’est pas l’indépendance nationale » [C’est le titre d’un article que j’ai écrit dans le n» 9 des Cahiers du Communisme en 1958].

Cette clairvoyance n’est pas le fait du hasard. Elle est due à l’application de la science marxiste qui, sans nier ou sous-estimer le rôle des personnalités dans l’histoire, considère comme déterminant le rôle des forces sociales en présence.

Nous savions, grâce à l’analyse marxiste, que la formation et l’origine nationaliste de de Gaulle, ses désirs, réels ou affichés pour la propagande, de grandeur française ne pèseraient pas lourd devant les intérêts économiques et politiques des monopoles qu’il représentait et qui l’appuyaient, devant les rapports des forces entre les puissances impérialistes et en présence de la contradiction principale entre le monde impérialiste et le monde socialiste.

C’est parce qu’ils n’ont pas procédé à une analyse sérieuse de ces éléments d’appréciation et parce qu’ils ont généralisé des phénomènes partiels ou occasionnels que les camarades Casanova, Servin et Kriegel-Valrimont ont abouti à la conclusion fausse que le pouvoir gaulliste serait l’expression d’une tendance « nationaliste » du capital financier qui chercherait à affirmer une politique plus indépendante et plus nationale que l’autre tendance qui, autour de Pinay, serait pour la subordination aux impérialistes américains [Voir le rapport de Waldeck Rochet au XVI° Congrès, numéro spécial des Cahiers du Communisme de juin 1961, pages 35 à 42].

Cette thèse foncièrement erronée s’appuyait sur l’appréciation tout aussi erronée que l’impérialisme français se serait renforcé en partant des seules fluctuations de la production industrielle.

En réalité, s’il a tenté, avec de Gaulle, d’améliorer sa position à l’intérieur de la coalition atlantique — en utilisant même le chantage de « ne pas s’y confiner » — il n’a rien obtenu; il a même continué à céder de la place aux monopoles américains. Loin de prendre la direction du Marché commun, l’impérialisme français a dû faire des concessions à l’impérialisme allemand. Et, de toute façon, devant les uns et les autres, il a encore lâché allègrement les intérêts nationaux du peuple français et sa souveraineté nationale, pour des compromis satisfaisant ou les intérêts matériels de tels ou tels monopoles ou imposés par le postulat de la solidarité des impérialistes dans leur opposition fondamentale au monde socialiste.

Les faits sont probants. C’est depuis l’avènement du régime gaulliste que les investissements américains en France ont doublé, parce qu’il a accordé aux capitaux étrangers des facilités et avantages exorbitants. Le droit de rapatrier librement les capitaux et les profits réalisés en France augmentera encore la dépendance économique et politique de notre pays par rapport aux monopoles américains.

Des privilèges encore plus importants ont été accordés aux trusts du pétrole américain du Sahara.

Le pouvoir gaulliste a, un moment donné, refusé l’installation de rampes de lancement américaines et de dépôts de bombes nucléaires américaines en France. Ce refus n’était que l’élément du marchandage en vue d’obtenir un succès de prestige, à savoir une place dans un triumvirat de direction de l’O.T.A.N. et les secrets de fabrication des bombes nucléaires. En réponse les bombardiers américains quittèrent les aérodromes de l’Est. Un des camarades cités y voyait une preuve de politique indépendante. Il ne voyait même pas que cette politique « indépendante » s’accommodait très bien de la présence de Speidel à Fontainebleau, de celle de Heusinger à la Présidence du comité militaire permanent de l’O.T.A.N. et de l’installation de dépôts militaires et de bases militaires ouest-allemandes en France !

Depuis que fut utilisé cet argument du départ des avions américains ils sont d’ailleurs revenus.

Le pouvoir gaulliste, au lieu de soutenir les Initiatives de l’Union soviétique en vue d’imposer, par un traité de paix confirmant les frontières actuelles comme définitives, un échec aux prétentions territoriales du militarisme allemand — ce qui aurait été conforme à l’intérêt national en même temps que conforme aux intérêts véritables du peuple allemand, des forces pacifiques allemandes et donc de la réconciliation franco-allemande —, s’est montré le plus acharné des adversaires de toute négociation avec l’Union soviétique, comme il fut, au moment de la Conférence au sommet avortée, celui qui empêcha Eisenhower de faire le geste d’excuse nécessaire à propos de l’avion U-2 qui aurait permis que la Conférence eût lieu.

Loin de prendre des initiatives indépendantes en faveur du désarmement que réclamait l’intérêt de notre pays et de la paix, le pouvoir gaulliste, avec ses expériences de bombes atomiques, a relancé la course aux armements.

Encore plus significatif, par rapport aux illusions sur les sentiments nationalistes, voire nationaux, de de Gaulle et des forces sociales qu’il représente, est le fait qu’il vient de ratifier les décisions de la Conférence de Bruxelles sur le passage à la deuxième phase d’application du traité de Rome. Dorénavant il n’existera plus de droit de veto. C’est à la majorité que, de l’extérieur, pourrait être imposées les décisions économiques qui auront des répercussions désastreuses pour des fractions entières de notre population laborieuse. De Gaulle a donc poursuivi la même politique d’unification économique européenne, réclamée par les monopoles américains, il ne faut pas l’oublier, politique qui a commencé par le plan Schumann et qui a pour conséquence la fermeture des mines de l’Aveyron après des dizaines d’autres [Voir à ce sujet l’article de G. Mury dans ce môme numéro].

Ainsi, sans prétendre donner un tableau complet de la politique extérieure gaulliste, les faits cités démontrent que s’il y a des heurts et des contradictions entre la politique des monopoles français et la politique de tel ou tel partenaire impérialiste, il s’agit toujours de tentatives en vue d’assurer une meilleure place et de plus grands profits aux monopoles français, mais nullement d’affirmer une politique conforme à l’intérêt national du peuple français, à son indépendance, à sa sécurité, à la paix.

Ces faits démontrent encore que malgré les contradictions inter-impérialistes, la contradiction principale, celle entre le camp socialiste et le camp impérialiste, détermine les choix politiques du grand capital français. Impérialisme affaibli, il craint même plus que s’il était fort, toute détente entre les deux camps. Devant un prolétariat d’une haute conscience révolutionnaire il craint la compétition pacifique ; il a besoin de l’hystérie anticommuniste de la guerre froide. D’autre part, c’est dans un état de tension qu’il peut espérer obtenir des avantages de la part de l’impérialisme le plus fort [C’est pour la môme raison que l’impérialisme allemand a besoin de la tension. C’est la politique de guerre froide qui lui a permis de se réarmer et de renforcer à nouveau ses positions économiques et politiques] qu’il ne peut compter obtenir — vu sa faiblesse — dans une situation internationale détendue.

Ce n’est donc pas d’un Etat dominé sans partage par le capital financier (ou d’une fraction de ce capital financier) qui, par nature, est la force sociale la plus anticommuniste, la plus réactionnaire, qu’on peut attendre une politique nationale indépendante. Une telle politique ne peut être qu’imposée par l’action des masses, de pair avec la lutte démocratique contre le pouvoir des monopoles.

LA GUERRE D’ALGERIE ET LE FASCISME

Il nous reste, enfin, à examiner la politique algérienne du pouvoir gaulliste.

C’est le mérite de notre Parti et de son Secrétaire général d’avoir décelé, dès 1958, que pour régler le problème algérien le pouvoir gaulliste, en tant que pouvoir du capital monopoliste, allait s’efforcer de sauvegarder ses intérêts impérialistes, tout en sacrifiant une partie des privilèges des colons [Voir le discours de Maurice Thorez au Comité central des 3-4 octobre 1958, pp. 114-115 de La politique communiste, Editions du PCF].

Là encore les faits ont confirmé l’analyse. C’est parce que le pouvoir gaulliste a voulu réserver ces intérêts du capital monopoliste, de la haute banque, dans l’exploitation du sous-sol et en particulier du pétrole et du gaz du Sahara, qu’il a, depuis près de quatre ans, cherché à ruser avec le peuple algérien et avec ses représentants légitimes le G.P.R.A.

C’était évident lorsqu’il prétendait exclure le Sahara du territoire algérien, prétention qu’il a dû abandonner par la suite.

A croire un article écrit par un « colonel A*** » dans le journal du parlement du 17 janvier, qui « occupe depuis quelques mois de hautes fonctions à Paris » la préoccupation du pouvoir dans les négociations secrètes actuelles serait d’éviter que, dans la période entre le cessez-le-feu et le vote sur l’autodétermination, le F.L.N. ne soit pas « intronisé » par la France pour participer à l’administration provisoire. Il espère ainsi faire triompher une « troisième force » allant de Ferhat Abbas à… Fouquès-Duparc en passant par Ali Mallem et Khorsi.

Bien que cet article, dans ce journal dirigé par des ultras, soit sans doute destiné à apaiser les craintes des ultras, il n’est pas impossible que ce soit là le véritable sens des efforts actuels du pouvoir qui,’pressé de toute part, manoeuvre sur un terrain de plus en plus rétréci. Acculé à accepter la perspective d’une Algérie Indépendante, il cherche sans doute, soit — comme le suggère l’article cité — que l’impérialisme français dispose de certains hommes au gouvernement de cette Algérie, soit que des garanties lui soient données pour l’exploitation des hydrocarbures et autres ressources minières, voire les deux objectifs à la fois.

Ainsi, c’est la politique des monopoles qui a déterminé dans le domaine de la question algérienne comme dans les autres les actes du pouvoir gaulliste. La lutte du peuple algérien, l’action de plus en plus large du peuple français en faveur de la paix et de la négociation, la pression de l’opinion mondiale (et pas en dernier lieu celle de l’impérialisme américain, gêné dans ses efforts pour gagner le tiers monde par son alliance avec une France ouvertement colonialiste et désireux de supplanter l’impérialisme français dans ses anciennes colonies) — tout cela a modifié la politique algérienne du pouvoir. Mais jusqu’au bout il a tenté de sauver ce qui intéresse essentiellement les monopoles. C’est pour cette raison qu’il a Imposé au peuple français, pendant près de quatre ans supplémentaires, les sacrifices écrasants en sang et en argent que réclame la guerre en Algérie.

La poursuite de cette guerre « affaiblit le prestige international de la France »; et « à tout point de vue, elle est contraire à l’intérêt national », selon les formules employées par Maurice Thorez dans le rapport devant le XIV° Congrès du Parti communiste français, le 18 juillet 1956.

Aujourd’hui, après le 13 mai 1958, l’émeute d’Alger de janvier 1960 et le putsch des généraux d’avril 1961, alors que les fascistes de l’O.A.S. font régner la terreur dans les grandes villes d’Algérie et qu’il tente de l’implanter en France, on peut mesurer la clairvoyance de notre Parti en lisant dans le même rapport :

Elle conduit à la destruction des libertés démocratiques et au développement des forces du fascisme en France.

La nouvelle montée du danger fasciste a, en effet, son origine principale dans la guerre d’Algérie. Celle-ci, s’ajoutant aux autres guerres coloniales menées depuis 1946, a préparé les troupes, les cadres et l’idéologie du fascisme.

Le mécanisme est évident en ce qui concerne une partie importante de la population algérienne d’origine européenne. Le racisme et le chauvinisme, déjà préexistants ou latents du fait même du colonialisme, se sont exaspérés par la peur de perdre les grands ou petits privilèges devant la lutte de tout un peuple pour sa libération.

En même temps, une guerre pour perpétuer l’oppression, une « sale guerre », ne pouvait qu’être menée par de sales moyens; une guerre au milieu d’une population hostile, complice des combattants qui peuvent surgir de partout, à tout moment, conduit à l’emploi de la torture et de la terreur. Les Oradour sont dans la logique d’une telle guerre. Mais pour disposer d’assassins capables de commettre de tels crimes, il faut leur donner des justifications : l’idéologie fasciste constitue cette tentative de justification.

Mais au-delà de la guerre d’Algérie, le fascisme plonge des racines plus profondes, me semble-t-il, dans la nature même du capitalisme monopoliste d’Etat. Certes, tout pouvoir de classe, la féodalité comme le capitalisme ascendant, avait besoin de mercenaitres puisés dans les autres classes. Mais au moins les classes dirigeantes fournissaient elles-mêmes les cadres pour leurs instruments d’oppression. Au contraire, l’étroitesse de la base sociale du capital monopoliste ne lui permet pas d’y puiser les cadres de son armée, de sa police, etc. Son cosmopolitisme, devenu visible avec la politique atlantique et « européenne » lui enlève la possibilité de fournir à ses centurions un semblant de justification patriotique. L’Etat des monopoles a besoin de mercenaires, « des contingents de métier… ayant assez d’esprit militaire pour accepter de combattre sans se soucier des motifs » [De Gaulle : Vers l’armée de métier, p. 90]. Pour en trouver, l’oligarchie cherche à entretenir dans la jeunesse l’amour de l’aventure, le culte du « superman ». « La bagarre, mon domaine », disait une affiche de recrutement pour les « paras », éditée par un gouvernement de la IV° République !

Le seul idéal qu’elle leur fournit est négatif. C’est l’anticommunisme. De là les cris d’alarme que des dignitaires des armées atlantiques et hommes politiques lancent périodiquement. « Nous n’avons pas de mystique ! Il nous faut une mystique ! »

La mystique, insuffisante, de l’anticommunisme ne peut même pas être complétée par celle de la « liberté ». Ceux qui sont directement chargés de la préparation de la guerre antisoviétique, les « penseurs » militaires, français ou américains, préoccupés d’assurer les arrières d’une telle guerre ont conclu à la nécessité de supprimer toutes les libertés démocratiques. De là la théorie proclamée par un Challe lorsqu’il était encore un féal du pouvoir, sur la nécessité d’appliquer en France même le quadrillage et la « mise en condition » de la population. De là aussi les encouragements que Challe semble avoir obtenu pour le putsch d’avril 1961 de la part du Pentagone.

Si la guerre d’Algérie, dans le contexte général du capitalisme monopoliste d’Etat à l’époque du déclin de l’impérialisme, a été la source objective principale du développement des forces du fascisme, il faut pourtant noter que la constitution des réseaux fascistes en France, et en particulier de l’O.A.S. qui semble les avoir agglutinés, n’a pas été entreprise, financée et orientée par les seules forces du capitalisme colonialiste algérien ou les factieux de la bureaucratie militaire.

Outre le clan néofasciste du Pentagone déjà cité, il y a surtout les résidus de la collaboration et de la trahison. On en retrouvait déjà autour de Poujade, au moment de son succès. Ils forment l’essentiel de l’équipe de Rivarol. Avec un Delarue on les retrouve auprès du commissaire Dides. Il est certain que bon nombre d’entre eux n’agissent pas spontanément, mais qu’ils sont organisés et téléguidés par des fils qui ont leur centre à Bonn [L’association des anciens Waffen-SS, HIAG, possède un service de liaison avec les Waffen-SS étrangers. Son responsable n’est autre que le criminel de guerre, général Lammerding. Plusieurs centaines d’anciens SS « français » ont participé à des rassemblements de la HIAG en Allemagne, ce qui exige des liens, des moyens et une organisation. La protection et les appuis officiels dont elle bénéficie en Allemagne de l’Ouest, prouvent que les forces au pouvoir à Bonn s’en servent comme d’un instrument pour leur politique intérieure et extérieure. Il faut aussi mentionner le réseau Gehlen, constitué dans les pays de l’Europe occupés par Hitler, avec d’anciens agents hitlériens. Lire à ce sujet l’article de H. Ernst dans ce même numéro].

Les gouvernements fascistes encore subsistants, comme celui de Madrid, apportent évidemment aussi leur appui à des réseaux fascistes. De même certains clans ultramondains du Vatican.

Mais aujourd’hui, lorsqu’on voit de grands quotidiens, tels que le Parisien libéré et l’Aurore, des postes privés de Radio, tels que Radio-Luxembourg, des hommes politiques ayant manifestement des attaches avec certaines fractions du grand capital, favoriser ouvertement les agissements de l’O.A.S., il devient évident que, d’ores et déjà, certains milieux du grand capital, y compris du capital monopoliste, soutiennent cette organisation de guerre civile.

Essayons de déceler les raisons de ces appuis.

QUI SOUTIENT L’O.A.S. ET COMMENT U COMBATTRE?

Il y a les oppositions à la politique du pouvoir gaulliste par rapport à l’Algérie, de la part du capital directement Intéressé à l’exploitation colonialiste totale de l’Algérie et peut-être aussi par certaines puissances financières intéressées 6 l’exploitation des hydrocarbures du Sahara, qui estiment maintenant que le pouvoir est en train de trop céder au G.P.R.A. Ne dit-on pas que des compagnies pétrolières subventionneraient l’O.A.S. ? Il n’est pas exclu que ces dernières pensent que le renforcement de l’O.A.S. donne au pouvoir un argument de pression dans la négociation avec le G.P.R.A. pour obtenir un compromis plus favorable à leurs intérêts.

Il y a, en outre, probablement chez certaines fractions du capitalisme, monopolistes compris, la déception que le régime gaulliste n’ait pas réussi à atteindre le but principal qu’elles lui avaient assigné : isoler le Parti communiste des masses et réduire son influence, étouffer l’esprit critique et la volonté des masses laborieuses, victimes du capitalisme monopoliste d’Etat, arrêter leurs luttes revendicatives en les amenant à faire confiance à l’homme providentiel. Devant cet échec fondamental de la solution choisie par le capital monopoliste en 1958, certaines de ses fractions peuvent maintenant estimer qu’il faut aller plus loin et que, les quelques libertés maintenues en 1958 ayant permis aux masses populaires, aux ouvriers, aux petits et moyens paysans de déceler que la régression de la démocratie a rendu plus difficile la défense de leurs intérêts [Ainsi un cheminot F.O. disait récemment: «Puisque le Parlement n’a plus de pouvoir, il faut que nous arrêtions les locomotives comme les paysans sont obligés de manifester avec les tracteurs pour se faire entendre »], il faut supprimer ce qui reste de libertés.

Ici apparaît toute la valeur de la remarque faite en 1935 par Dimitrov, que l’Instauration du fascisme, signe de la faiblesse de la classe ouvrière à cause de sa division, est aussi un signe de faiblesse de la bourgeoisie.

Le pouvoir sent si bien que c’est cet échec-là qui le condamne aux yeux de certaines forces sociales qui le soutenaient à l’origine, qu’il multiplie les affirmations selon quoi les luttes sociales seraient en régression.

En fait, comme nous l’avons montré au début de cette étude, la nature du capitalisme monopoliste d’Etat qui a accouché, pour des raisons de rapport des forces et d’opportunité politique, du régime gaulliste actuel, porte en elle la menace du fascisme ouvert. L’accroissement de ses difficultés, son affaiblissement, peuvent l’acculer demain à tenter de franchir le pas suivant, un stade nouveau dans le renforcement du caractère autoritaire de l’Etat ou l’instauration du fascisme ouvert.

Pris à la gorge par ses difficultés et ses contradictions internes, il peut se voir obligé de négliger aussi les raisons qu’il aurait de préférer un régime autoritaire sauvegardant certaines libertés et certaines apparences de la démocratie parlementaire bourgeoise. Il se pourrait aussi qu’il profite d’une situation de crise, délibérément créée par lui et ses instruments fascistes, pour établir, avec ou sans de Gaulle, une dictature ouverte sous prétexte d’éviter la guerre civile et le fascisme O.A.S. Il se présenterait alors comme une démocratie qui n’utilise les moyens de contrainte que pour mieux éviter les dangers des deux « extrêmes totalitaires ». De Guy Mollet à Debré, ceux qui fournissent dès maintenant les justifications idéologiques à une telle solution ne manquent pas.

La mollesse du pouvoir gaulliste, voire sa complaisance envers les assassins fascistes de l’O.A.S., s’explique certes en partie par le fait que les deux ont été des alliés et des complices dans le complot du 13 mai. Mais la raison fondamentale de la mansuétude du pouvoir c’est qu’entre lui et l’O.A.S. il ne s’agit que d’une querelle de famille. Les monopoles, dont de Gaulle est le fondé de pouvoir, ne veulent pas, même s’ils ne soutiennent pas complètement l’O.A.S., que ce noyau d’un mouvement fasciste, utilisable et peut-être indispensable demain, soit démantelé. Ils ne veulent pas que les éléments les plus réactionnaires et aventuriers, les plus anticommunistes soient éliminés de l’armée et de la police, pas plus qu’ils n’ont voulu, après le putsch des généraux en avril dernier, liquider les unités de l’armée de métier, fer de lance préparé contre le peuple, qui avaient participé à ce putsch.

De Gaulle ne peut chercher à s’appuyer contre l’O.A.S. sur l’action des masses populaires, ce qui Irait à l’encontre d’un régime autoritaire qui a besoin de la dépolitisation des « animaux politiques », la confiance aveugle dans le « chef ».

C’est parce qu’il est la dictature renforcée du capital monopo­liste d’Etat, parce que ses actes sont déterminés par l’intérêt de classe du capitalisme, qu’on ne peut attendre du pouvoir gaulliste une lutte efficace contre l’O.A.S.

L’issue de la lutte contre le grave danger fasciste dépend en fin de compte de l’ampleur et de la puissance du mouvement des masses. Comme en 1958 déjà, et plus encore en 1960 et surtout en avril 1961, son développement peut pour le moins éviter le pire. Les différentes fractions du grand capital et les forces politiques qu’elles influencent n’agissent pas en toute liberté. Elles ne font pas ce qu’elles veulent mais ce qu’elles peuvent : même « la fuite en avant » vers le fascisme exige qu’elles disposent d’un minimum de forces dans le pays.

En unissant toutes les forces ouvrières et démocratiques, voire simplement opposées au danger précis de l’O.A.S., et en les entraînant à l’action, il est possible d’isoler l’O.A.S., d’amener certaines forces sociales qui la soutiennent à l’abandonner.

Dans cette lutte, des millions de gens encore trompés sur le caractère du régime gaulliste en deviennent conscients, par la constatation de sa complaisance envers l’O.A.S.

La lutte contre le fascisme représenté par l’O.A.S., sous les mots d’ordre concrets pour que les assassins fascistes et leurs inspirateurs et complices soient mis hors d’état de nuire, pour l’épuration de l’armée et de la police, pour le droit et les moyens de défendre les organisations démocratiques, leurs locaux et leurs militants — lutte liée à celle pour la paix en Algérie négociée avec le G. P.R.A. et pour le rétablissement et la rénovation de la démocratie — est, quant à son contenu de classe, la lutte de l’immense majorité de la nation contre le capital monopoliste d’Etat, ennemi commun de toutes les classes et couches laborieuses.

Aussi l’issue de cette lutte peut être, doit être une défaite de la mince couche des monopolistes, support social du pouvoir autoritaire actuel et de la menace fasciste, défaite qui permettrait de saper la toute-puissance des monopoles et d’instaurer la politique de progrès social et de réformes démocratiques, d’indépendance nationale et de paix dont le peuple de France a besoin.

Un avis sur « La politique gaulliste et le danger fasciste »

  1. Une page d’histoire édifiante qu’il m’a été utile et agréable de revisiter. J’ai, encore aujourd’hui, beaucoup de mal à comprendre que le PCF porteur de telles analyses ait pu accoucher du PCF que nous connaissons aujourd’hui. (Je suis véritablement entré en politique en 1969 en participant à la bataille électorale pour l’élection de Jacques Duclos à la présidentielle, bien que n’ayant pas le droit de vote puisque agé de 19 ans seulement à cette époque où j’entamais ma carrière d’instituteur.)

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